Juinssidor, le 6.
Il est près de minuit à Bonta. La ville est calme, tous les gens de bien sont rentrés chez eux pour profiter de quelques heures de sommeil bien méritées après une dure journée de labeur. Bien que ce soit le début de la saison chaude, les nuits sont encore relativement fraîches. Une très légère ondée tombe depuis le coucher du soleil.
Du haut de la Tour de Bonta, un Corbac regarde les rues désertes à la recherche d’une proie facile pour satisfaire son insatiable appétit. Son regard est soudain attiré par un étrange éclat sur les pavés de la Cour d’Honneur. Quittant son perchoir, il descend d’un gracieux vol plané jusqu’au niveau du sol et sautille jusqu'à l’endroit qu’il avait remarqué de plus haut. La, coincé entre deux pavés, brille une pièce de un kama. Oubliant sa méfiance naturelle, le Corbac commence à donner des petits coups de becs pour déloger la piéce.
Aussitôt, sortant de l’ombre telle une furie, un Eniripsa bondit sur le Corbac, sa baguette à la main. Un bref combat s’engage entre les deux adversaires : l’Eniripsa cherche à sectionner les ailes de son adversaire pour le maintenir au sol mais ce dernier, plus rapide, parvient à sortir d’entre les mains de l'Eniripsa au prix de quelques plumes et gagne les cieux salvateurs.
L’Eniripsa tombe à genoux sur les durs pavés de la Cour et lève la tête vers le ciel à la recherche de l’oiseau, malgré les gouttes d’eaux qui lui tombent dans les yeux. « Encore raté… » soupire-t-il « … enfin, ce n‘est que la troisième fois aujourd’hui… ». Une soudaine et inattendue rafale de vent semble lui apporter un rire lointain aux oreilles, un rire moqueur qu’il ne connaît que trop bien. « Oh ! Ca suffit, Sizura… pas la peine de tout le temps chercher à me railler de cette façon… Je sais que j’y arriverais un jour… ». Légèrement abattu, l’Eniripsa se relève et regagne son poste d’observation, bien décidé à tenter sa chance une dernière fois. Consciencieusement, il nettoie ses armes et lèche les quelques blessures infligées par l’irritant volatile.
Soudain, une voix sort des ténèbres : « Bouh ! »
Alerte, l’Eniripsa fait volte-face, l’arme à la main mais, derrière lui, il n’y a rien d’autre que la ruelle déserte. La même voix se fait à nouveau entendre mais, cette fois-ci pour éclater d’un petit rire moqueur… « Si c’est encore toi, Sizura, tu peux aller voir ailleurs ! » feule l’Eniripsa à la cantonade. « Non, moi c’est Srab… Srablanco… » répond l’autre voix. L’air commence à s’agiter d’une façon bizarre dans la ruelle et, sortant d’un néant tourbillonnant, apparaît la silhouette d’un Sram. Surpris, l’Eniripsa fait un rapide bond en arrière et tend son bras armé pour mettre de la distance entre lui et
le nouveau venu.
« Par quelle magie est-ce que tu… ? » commence-t-il. Le Sram affiche un sourire moqueur et rétorque : « Tu le sauras bien assez tôt, si tu rejoins l’Ordre de l’Oeil Attentif. ». Pesant l’implication formulée par le Sram, l’Eniripsa baisse son arme qu’il sait être inutile face à cet adversaire beaucoup trop fort pour lui : « Que me veux-tu ? ». « Cela fait plusieurs heures que je t’observe et que je te vois essayer sans relâche d’attraper cet oiseau. Je me suis dit que tu avais peut-être besoin d’aide… ». A l’énoncé de ce dernier mot, une étrange rictus semble s’emparer du visage de l’Eniripsa : fermant pratiquement les paupières et ouvrant légèrement la bouche pour dévoiler ses canines, il souffle a l’inconnu : « Pourquoi veux-tu m’ …. aider … ? ». Un court silence s’installe entre les deux individus avant que le Sram ne continue : « Parce que moi aussi je suis passé par la. »
Comme pour appuyer un peu plus sa proposition, voilà que le Corbac, qui jusqu’alors était resté hors de porté de tous, profite de l’occasion pour revenir faire un tour sur le plancher des Bouftous. « Alors ? » demande le Sram en se tournant vers l’Eniripsa, « Acceptes-tu mon aide ? ». L’Eniripsa s’incline alors respectueusement vers le Sram et tous deux se lancent sur le volatile. Contre une telle opposition, ce-dernier n’est malheureusement pas de taille et il finit bientôt par être définitivement cloué au sol. L’Eniripsa s’approche du cadavre, lui ouvre promptement le ventre et en ressort un collier en or qui, s’il n’avait fait un séjour prolongé dans l’estomac du Corbac, aurait pu convenir à une femme de haut rang.
« Comment puis-je te remercier ? » demande alors l’Eniripsa à ce nouveau compagnon d’arme. « Ce n'est rien. ». L’Eniripsa, tout pensif, ne remarque même pas la soudaine disparition du Sram. Lorsque la voix dans les ténèbres lui demande : « Au fait, quel est ton nom ? », il répond, simplement :
« Je m’appelle Sandro… »